Édition du 17 juin 2025

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Asie/Proche-Orient

Avec l’élection de Lee Jae-myung, la Corée du Sud espère tourner la page d’une crise majeure

Après six mois de crise politique et économique déclenchée par la tentative de coup de force du président destitué, la quatrième économie d’Asie a élu à sa tête le démocrate de centre-gauche Lee Jae-myung, avec un fort taux de participation.

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Séoul (Corée du Sud).– À chaque score affiché sur l’immense écran installé devant l’Assemblée nationale sud-coréenne, les cris de joie des manifestant·es, drapé·es de bleu, la couleur du Parti démocrate (PD, progressiste), se font entendre. Alors que les pancartes s’agitent, les pourcentages défilent à la télévision, province par province, et les premiers résultats de cette élection anticipée désignent Lee Jae-myung comme président de la République de Corée.

Mercredi 4 juin, la commission électorale a confirmé la victoire du démocrate, qui, au vu de la crise politique en cours, a pris ses fonctions sans période de transition. En 2022, lors du précédent scrutin présidentiel, Lee Jae-myung avait perdu de justesse face à Yoon Suk-yeol, le président finalement destitué le 4 avril.

Cette fois, Lee Jae-myung l’a emporté avec 49,42 % des suffrages et une avance confortable de près de 10 points sur son nouveau rival conservateur, dans un scrutin qui se joue à un tour. Et ce, malgré une affaire judiciaire, certes moins retentissante que celle de Yoon Suk-yeol mais tout de même très suivie dans le pays : devant la Cour suprême, le démocrate fait en effet l’objet d’accusations pour avoir violé la loi électorale lors de la présidentielle de 2022.

Il aurait en effet menti à la télévision en déclarant ne pas connaître, alors qu’il était maire de la ville de Seongnam, un haut fonctionnaire impliqué dans un projet d’aménagement du territoire. Or, ils ont posé tous les deux sur une photo lors d’un voyage de golf à l’étranger. Après de nombreux rebondissements, le démocrate semble aujourd’hui intouchable pour cinq ans : selon la Constitution, le chef de l’État ne peut être poursuivi, excepté pour trahison ou rébellion.

Lee Jae-myung a grandi dans une famille modeste d’un village de montagne, à Andong, dans le sud-est du pays. Encore adolescent, il arrête ses études pour travailler à l’usine, un épisode de sa vie dont il a fait un argument de campagne. Finalement, Lee Jae-myung reprend ses études et exerce comme avocat des droits humains, avant d’entrer en politique puis de devenir en 2018 gouverneur de la province de Gyeonggi, la plus peuplée de Corée du Sud.

La sanction du camp conservateur

Sa victoire dans cette élection présidentielle n’a rien d’une surprise, malgré tous les efforts de Kim Moon-soo, candidat du Parti populaire du peuple (PPP, conservateur), pour renverser une dynamique défavorable.

Ces soutiens du président déchu Yoon Suk-yeol, ultraconservateurs chrétiens, pro-Trump et biberonnés aux théories complotistes qui circulent sur le YouTube d’extrême droite, affirment que Lee Jae-myung est un espion de la Corée du Nord et de la Chine et reprennent à leur compte des slogans trumpistes tel que « Stop the Steal » (« arrêtez de voler »), en référence au soi-disant « vol » de l’élection par Joe Biden en 2020.

Peu après la victoire de Donald Trump, la Maison-Blanche avait exprimé son inquiétude quant à « l’influence de la Chine dans les démocraties du monde entier », tout en soulignant que l’alliance Séoul-Washington resterait inébranlable.

Le candidat conservateur a obtenu 41,15 % des voix, tandis que celui du New Reform Party, formation mineure d’extrême droite populiste, n’a récolté que 7,7 % des suffrages, malgré le soutien important des jeunes hommes de 20 à 30 ans, séduits entre autres par son antiféminisme. Le pourcentage restant des voix exprimées correspond aux votes blancs et invalides, tandis que la participation, record, a atteint 79,4 %, le taux le plus élevé depuis vingt-huit ans.

« La plus grande erreur du PPP a été de ne pas se distancer assez des prises de position de Yoon Suk-yeol », analyse Bong Young-shik, professeur associé en sciences politiques à l’université Yonsei. Même son départ forcé du PPP n’a pas suffi. Et pour cause : Yoon Suk-yeol a plongé la Corée du Sud dans la pire crise politique depuis la fin de la dictature, en 1987.

Tard dans la nuit du 3 décembre 2024, il avait déclaré la loi martiale puis envoyé l’armée, accompagnée d’hélicoptères militaires, bloquer le Parlement alors que les député·es tentaient de s’y réunir en urgence pour voter le retrait du décret. C’est dans ce contexte que Lee Jae-myung s’est filmé dans son taxi en route pour l’Assemblée nationale, puis en train d’escalader une barrière pour entrer en douce. Ces images diffusées en direct ont été vues par de nombreux Sud-coréen·nes.

Les parlementaires avaient finalement réussi à procéder au vote grâce à l’aide de citoyen·nes qui ont tenu tête aux soldats, alors que certains avaient reçu l’ordre de tirer, d’après un rapport du parquet.

Défis institutionnels et économiques

C’est pourquoi les enjeux de cette élection étaient de taille : au lendemain de l’entrée en vigueur de la loi martiale, la monnaie nationale, le won, a fait une chute spectaculaire, inédite depuis quinze années. À la baisse de confiance des investisseurs se sont ajoutés les droits de douane imposés par l’administration Trump : + 25 % pour la Corée du Sud. Ce sont les semiconducteurs, fierté nationale, qui en pâtissent le plus.

Aussi, l’économie était au cœur de la campagne. Tandis que Lee Jae-myung proposait d’établir une task force pour faire face à la crise, et de soutenir les petits commerces, son rival Kim Moon-soo promettait d’assouplir certaines réglementations encadrant les entreprises, et de réviser la loi sur la sécurité industrielle afin d’empêcher les dirigeant·es de faire l’objet de poursuites pénales en cas d’accidents mortels sur le lieu de travail.

En quelques années, la qualité du régime démocratique s’est nettement dégradée.

Lee Jae-myung a fait du rétablissement de la démocratie sa priorité absolue, selon son premier discours le 3 juin au soir. Il faut dire que la tentative de coup de force de Yoon Suk-yeol est révélatrice d’un constat inquiétant : en quelques années, avant même cet événement spectaculaire, la qualité du régime démocratique en Corée du Sud s’est nettement dégradée.

Dans son rapport annuel, le Varieties of Democracy Institute (V-Dem) de l’université de Göteborg (Suède) classe la Corée du Sud au 47e rang sur 179 pays selon son indice de démocratie libérale, qui prend en compte la liberté et l’équité des élections, l’état des libertés civiles, d’association et d’expression, ainsi que la justice sociale. En 2019, avant l’élection de Yoon Suk-yeol, la Corée du Sud était encore 13e sur cette liste.

Lee Jae-myung appelle ainsi de ses vœux une loi martiale réformée, ainsi que la séparation des pouvoirs des procureurs qui, en Corée du Sud, peuvent à la fois inculper et enquêter. Le démocrate voudrait également changer l’unique mandat de cinq ans en possibilité de se représenter pour deux mandats de quatre ans : il assure que le bilan du chef de l’État pourrait être jugé, et celui-ci réélu ou bien désavoué.

Par le passé, beaucoup de responsables politiques ont fait des promesses similaires, mais aucun n’a amorcé de tels changements. Aussi, certains des opposants à Lee Jae-myung s’interrogent et considèrent sa volonté de réformer le mandat présidentiel comme une opportunité de s’en autoriser un deuxième, et pourquoi pas davantage, la presse d’extrême droite allant jusqu’à citer l’exemple de Vladimir Poutine.

Un alignement entre la présidence et le Parlement

Avec sa majorité acquise à l’Assemblée nationale, le président n’aura a priori pas de difficultés à mener son agenda. En effet, au Parlement, unicaméral, les démocrates ont obtenu une large victoire, avec plus de 170 sièges sur 300, aux élections d’avril 2024.

« Selon les affirmations du PPP,rapporte le docteur en sciences politiques Bong Young-shik, il n’y aura pas de pouvoirs qui se contrebalancent, et donc élire Lee Jae-myung mènerait le pays à la dictature. L’argument opposé soutient que c’est un processus nécessaire pour éliminer les vices et la corruption de l’ensemble du système. Et c’est un désir très fort exprimé par tous les Coréens, de gauche ou de droite, jeunes ou vieux. »

Mais dans cette campagne éclair de trois semaines, bien des sujets ont été mis de côté : ainsi, les questions de genre ont été quasi absentes des débats. Pourtant, la Corée du Sud abrite, et de loin, le pire écart de salaires de l’OCDE avec 29,3 % de différence entre femmes et hommes, en 2023. Le poste laissé vacant de la ministre de l’égalité, des genres et de la famille, qui a démissionné en février 2024, témoignait des desseins de l’ancien président.

Ouvertement antiféministe, Yoon Suk-yeol avait fait de l’abolition de ce ministère une promesse de campagne. Wooyeal Paik, professeur en sciences politiques de l’université Yonsei, compare les positions sur la question : « Lee Jae-myung a déclaré qu’il améliorerait les droits des deux genres, quoi que cela signifie, et se concentrerait sur la défense des droits des femmes. Mais les autres candidats, comme Kim Moon-soo, n’en ont pas touché mot, sûrement pour des raisons liées à leurs bases électorales. »

La tâche principale de Lee Jae-myung et de son gouvernement reste de restaurer la confiance populaire dans les institutions. Une gageure, dans un contexte où les affaires judiciaires minent l’image des responsables politiques depuis de longues années.

Camille Ruiz

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Camille Ruiz

Camille Ruiz est une journaliste indépendante basée à Séoul. Elle contribue à Médiapart.

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